[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]C’était une maison dans la ville du Bourreau.
Des bourreaux, il y en avait eu, pourtant, et dans toutes les villes ; ils formaient tous ensemble, pour peu qu’on puisse en saisir une image complète, une de ces corporations familiales à corpulences diverses mais au costume commun, comme ces Compagnons de la Louve ou de l’Hermine blanche qui défilent, munis du même bonnet et drapés de la même cape de toile à emblème.
Les Bourreaux se tenaient bien droits, campés sur leurs jambes, bien solides, certains hâbleurs, les poings sur les hanches, revanchards, d’autres têtes penchées, tous attentifs, tous vigilants à ne pas écraser les pieds du camarade bourreau à leur côté, un doyen qui avait exercé à Rouen sous l’Ancien Régime, ou un autre qui connaissait très bien Gabriel Sanson, ou celui-ci, équarrisseur la semaine et bourreau le dimanche et non pas « exécuteur en chef des arrêts criminels » comme l’était Anatole François Joseph Deibler…
Mais pourquoi était-il resté dans les mémoires, le Bourreau de Béthune ?
Des bras immenses, mais peu réconfortants, et des yeux minuscules, si terribles qu’on les pensait capables d’avoir eux-mêmes, rien qu’en cillant, percé de deux trous sa cagoule. C’est Alexandre Dumas qui l’avait obligé à faire le voyage d’Arras pour enfin tuer Milady, la traîtresse, une exécution capitale d’encre, illusoire, illustre, rien de concret, seulement de la littérature. Que resterait-il du bourreau, de celui-là et des autres, à part cette coutume de ne pas, non, jamais, poser le pain à l’envers, par crainte de voir s’abattre sur soi de grandes malédictions ?
C’était une maison dans la ville de Béthune. Et il n’était pas rare que passe devant elle un Charitable de Saint-Eloi à chapeau noir, occupé à aller ensevelir les morts plutôt qu’à occire les vivants, charge pratiquement contraire à celle du bourreau, en somme. Il marchait d’un bon pas et longeait le jardin public, celui avec le kiosque en son centre, où claquer des pieds résonnait aussi bien dans l’air qu’au milieu du torse. Ses médailles brillaient, brinquebalantes. Il s’éloignait.
C’était une maison simple, du carrelage noir et blanc en damier, un escalier, un grenier de livre d’images, un réduit qui donnait autrefois sur une porte, un jardin avec amours en cage, qu’on nomme aussi coqueret, cerise d’hiver, cerise des Juifs, coccigrole ou lanterne, et un garage. La chambre des parents, la chambre des enfants et cette baignoire immense et rose d’où dépassait le minois de ma fille embarbée de mousse, la haie trop clairsemée, le chien s’était enfui un après-midi d’orage, les dimanche à volets fermés pour mieux voir sur l’écran le chevalier sans reflet, le salon où l’otite fait pleurer mon fils, un retour de promenade, le long du canal, main dans la main, la cuisine sombre, et ce bébé qui n’y a jamais fait ses premiers pas.
Les tableaux ont été décrochés, les placards vidés et les livres éparpillés. Rien n’est resté, du tout. Peut-être un trait de feutre sur le papier peint… Mais il est plus probable qu’on l’ait recouvert, arraché, remplacé, et même la petite main qui l’a tracé est grande maintenant, alors rien n’est resté.
En d’autres temps, un ouvrier coulait une dalle de ciment dans ce garage, celui de la maison de Béthune. La porte était grande ouverte sur la rue. Peut-être qu’un Charitable est passé, qu’il a salué l’ouvrier parce qu’ils se connaissaient, qu’ils ont discuté des nouvelles de Francine ou de l’usine Beaumarais rachetée par MacCain. Ils n’ont eu que le temps de voir passer une queue. C’était fait, un chat, le chat était entré dans le garage. L’ouvrier criait, râlait, c’était trop tard, saleté de bête, huit coussinets imprimés sur le sol et à jamais. Le Charitable a dû repartir en riant.
Ce chat, je ne l’ai jamais vu. Je ne sais pas s’il était roux, famélique ou chat de salon, non, aucune idée. Il est sans doute mort et il l’était déjà quand j’ai vu ses empreintes. Je pourrais croire qu’il continue de sautiller éternellement sur le ciment, sa signature au bout des pattes. Je pourrais croire que les Charitables volent, les nuits de pleine lune, bras écartés, qu’ils conduisent gentiment les trépassés au sommeil, en prononçant des paroles apaisantes avec des « t » qui s’écrasent et des « u » qui deviennent « eu » à cause de cet accent nordiste. Je pourrais croire que les Bourreaux éteints s’assoient ensemble et jouent à l'Écarté en silence. Je pourrais croire n’importe quoi.
Et quelles sont les empreintes qui me restent ? Elles s’effacent, recouvertes par d’autres ; les plus récentes, à peine voilées de poussières, attendent les suivantes avec avidité. Les couches de sédiments se superposent. Je trouve un fossile où d’autres ne voient rien, chacun ses traces. Comme celles des autres, les miennes sont là où il n’y en a plus, imperceptibles autant qu’elles peuvent l’être, effacées par tant de doigts qu’il est vain de vouloir les compter. Il y a des traces, les miennes et celles des miens, dans la maison de la ville du Bourreau et ailleurs, et aussi dans ces empreintes du chat invisible, pourquoi pas, puisque toutes les traces se mélangent au moins une fois, un jour.
Christine JeanneyLe pdf du texte est téléchargeable ICI